Écouter en boucle, ce n’est pas tourner seul en rond.

Une histoire d’oreilles confinées.

Environ deux semaines avant la fin du confinement du printemps 2020, Musique Journal m’a proposé d’écrire à peu près ce que je voulais. J’ai décidé de raconter l’histoire de mes oreilles confinées. Une histoire de ressort émotionnel aussi intime que collectif, trouvé dans une écoute double : d’une part, la boucle, d’autre part, le rhizome radiophonique.

À consulter sur Musique Journal :


DÉMISSION MANIFESTE

J’ai démissionné, c’est manifeste.

Écrit fin février 2020.

***

2004 : Je suis présentée au concours général de Composition française.

2006-2007 : Je me présente au concours littéraire A/L de l’École Normale Supérieure.

2018 : Je présente ma démission au recteur de l’Académie de Créteil.

1er mai 2019 : Je fête ma démission (et finis au commissariat pour un contrôle d’identité).

Un parcours d’excellence rondement mené, et ce que je vois comme le plus beau de mes dérapages.

D’abord, le tiercé gagnant du capital culturel : Normale Sup’, agrégation, doctorat.

Au bingo des profs, j’ai coché toutes les cases.

Même qu’à l’École, je crois que j’étais censée m’intégrer à une élite.

Niveau carrière, on m’avait promis la voie royale.

Pas de bol, j’ai fini chez les saltimbanques.

Avec piercings et tatouages.

Aujourd’hui, je peinturlure des banderoles et ma plus grande joie, c’est d’aller gueuler dans les rues de cette petite ville où j’ai élu domicile pour une seule raison : rejoindre un collectif.

Pour le sentiment précieux de faire partie d’un tout mystérieusement supérieur à la somme de ses parties.

Pour me confronter à la réalité, aux difficultés de ce qui devient vite un mode de vie.

J’ai démissionné.

Parce qu’un jour, je n’ai plus supporté d’être debout sur l’estrade face à une bonne quarantaine d’étudiants assis. De voir que les meubles fixés au sol n’avaient plus rien de mobile. De constater la sclérose générale qui m’aurait nécessairement contaminée, moi, fille d’élan, d’enthousiasme et de joie.

Parce qu’un jour, j’ai compris que j’avais mis le doigt dans l’engrenage d’un système qui exigeait une telle productivité que je n’allais pas pouvoir correctement travailler, et que j’allais me faire bouffer le bras tout en faisant deux trois victimes autour de moi.

Parce qu’un jour, après avoir trimé en moyenne cinquante heures par semaine, connu les semaines de soixante-dix heures, participé à une quinzaine de colloques et autres journées d’étude, publié six articles tout en avançant sur ma thèse, récupéré environ 250 copies à corriger entre le 20 décembre et le 7 janvier, le tout pour un salaire mensuel d’environ 1600€ et deux semaines de pause à tout casser par an, j’ai considéré qu’en respectant mon engagement décennal,i j’avais effectivement réglé ma dette envers cette République qui m’avait versé 1300€ par mois pendant mes quatre années de scolarité rue d’Ulm.

Parce que rue d’Ulm, où j’ai bénéficié de ce que j’estime être la plus belle des formations, on me faisait confiance. On me laissait aller et venir. On me donnait tous les moyens, y compris financiers, de réfléchir et de choisir.

Parce qu’une fois sortie de ma bulle, j’ai dû surveiller, faire bachoter, sévir.

Parce que l’évaluation.

Parce que je n’ai pas supporté qu’on me propose de me payer pour que mon nom ne figure pas sur une publication, même si je sais que ces enflures d’imposteurs et ces tristes culs de plagiaires sont aussi victimes de la seule cible que je devrais garder à l’esprit : un système à faire valser.

Parce que je voulais vraiment voir écrit noir sur blanc que j’étais radiée de ce corps désagrégé qu’on appelle le corps des agrégé.es.

Parce qu’un jour, entourée d’universitaires, j’ai fondu en larmes de ne plus savoir ce que je faisais là. « Mais il y a bien quelque chose dont tu es fière dans ta vie ? », une collègue m’a-t-elle demandé. « D’avoir cuisiné de la récup pour une cinquantaine de personnes pendant cinq jours l’été dernier ». C’est la première réponse qui m’a traversé l’esprit. Mais je n’ai pas osé le dire à voix haute.

Parce que quelques années auparavant, je m’étais déjà retrouvée en larmes en plein milieu d’un colloque international où s’était rassemblée une « communauté » scientifique, mais que cette fois-là, personne n’était venu me parler.

Parce que je chialais ma race chaque fois que je quittais ma petite ville pour retourner bosser à l’autre bout de la France.

Aujourd’hui j’y suis pour de bon.

J’ai démissionné.

Je manifeste.

Je manifeste même si j’ai déjà dit adieu à ma retraite. Ou peut-être que, quitte à ne rien toucher, je l’ai prise à trente-et-un ans.

Je manifeste contre cette réforme parce que je ne peux pas laisser le néolibéralisme triompher.

Je manifeste contre l’ordre que Marie Condéii veut imposer jusque dans nos tiroirs et contre celui qui matraque, éborgne et tue.

Je manifeste parce que je vois le patron… pardon, le Président de mon ancienne université couper l’électricité et le chauffage d’un bâtiment occupé par des étudiants avant de le faire évacuer par les forces de cet ordre.iii

Je manifeste puisque le jour de ma soutenance, on m’a demandé d’être huronne et que je l’ai pris au pied de la lettre.

Je manifeste avec la rage de n’avoir pu faire changer progressivement les choses de l’intérieur et dans l’espoir d’être plus efficace ainsi.

Je manifeste avec le sentiment de me rendre plus utile qu’en restant sur mon estrade.

Je manifeste avec l’émotion de voir mes ancien.nes collègues se mobiliser dans toute la France contre la précarité et contre les lois toujours plus délétères que ce gouvernent compte faire passer.

Je manifeste pour trouver la cohérence dont on m’a trop longtemps privée.

Je manifeste pour que, conscients des systèmes de domination qui nous enserrent, nous prenions conscience de la force du groupe.

Je manifeste pour qu’on se tire les doigts du cul et qu’on s’organise autrement que selon ces logiques verticales qui auront raison de nous.

Je manifeste parce que je sais que tout le monde ne peut pas démissionner, ni même faire grève.

J’ai démissionné. C’est manifeste.

J’ai démissionné, c’est manifeste, pour ne pas renoncer.

C’est tout ce qu’il demande, ce manifeste.

Pas la démission générale.

Pas la démission triste et désabusée.

Juste un peu d’acharnisme.

i En intégrant l’ENS, les normalien.nes s’engagent à travailler pendant dix ans dans la fonction publique en contrepartie du salaire qu’ils ou elles touchent pendant leurs quatre années de scolarité, qui comptent parmi ces dix ans.

ii D’autres l’appellent Marie Kondo. Ses ventes reflètent un amour de l’ordre et du rangement.

iii Voir https://larotative.info/par-grand-froid-l-administration-3619.html et https://larotative.info/gros-deploiement-policier-pour-3623.html.


La Légende de Caedmon (Records)

Littérature et industrie du disque

New York, début des années 1950 : l’industrie du disque est florissante. C’est dans ce contexte que deux femmes, jusqu’alors petites mains du secteur, se lancent dans le business sur un créneau particulier : celui de la littérature enregistrée.

Publié dans le troisième numéro de la revue Panthère Première.

Mes portraits des fondatrices du label :


Recherches

Sound studies, poétique et prosodie.

Cette page répertorie mes publications universitaires. Il s’agit de travaux de recherche portant sur différentes formes d’écoute dans l’œuvre du poète irlandais Seamus Heaney (1939-2013).

Bugging the Bog: Sonic Warfare, Earwitnessing and Eavesdropping in the Works of Seamus Heaney (Revue Miranda, 2019).

Abstract : Although the violence of the Troubles is sometimes directly shown in Seamus Heaney’s poetry, it is far more often indirectly suggested by sounds breaking into the domestic space or natural environment. In the poetic soundscapes his words compose, helicopter throbs and all sorts of drumming constitute a continuous background drone punctuated by many a blast. As it collects the various testimonies of a poet who was also an earwitness, this oeuvre keeps a trace of sonic attacks even if they do not leave impacts on walls or scars on bodies. This article will examine how Heaney’s poetic voice appropriates military bugging devices and engages in a sonic warfare, retaliating against intrusive sound-waves that haunt minds as much as homes.

Prosodic Echoes of Robert Frost, Elizabeth Bishop and Emily Dickinson in Seamus Heaney’s Poetry (Revue Polysèmes, 2018).

Abstract : Seamus Heaney, a poet dedicated to “echo soundings” (the compound is used in Station Island), wrote lines that probe bottomless bogs and inexhaustible word-hoards to dig up new music from them. Readers and researchers are familiar with this aspect. However, another form of echo sounding has remained rather off the academic sonar so far: the art of alluding to another poet through prosody and sound effects. Even if Echo has no voice of her own, it is her call that Heaney answers in “Personal Helicon” (the last poem in Death of Naturalist), thus refusing to follow the path of Narcissus: “To stare, big-eyed Narcissus, into some spring / Is beneath all adult dignity. I rhyme / To see myself, to set the darkness echoing”. Interestingly enough, this sound portrait is more than a self-portrait. Indeed, “Personal Helicon” echoes Robert Frost’s “For Once, Then, Something”, not only because of its theme (wells), but also because of its sounds. Many echoes of the kind can be heard in Heaney’s works. This paper will illustrate and examine three different modes of echoing: echo as a mirror-effect, an evocation and a cleaving. It will be an opportunity to show how Heaney’s poetic ear responded to American voices such as those of Robert Frost, Elizabeth Bishop and—maybe the least obvious example—Emily Dickinson. Heaney, a voice lover and a broadcaster, echoed them all in his Northern-Irish voice, thus broadening the range of his “own frequency” (again from Station Island).

« That day I’ll be in step with what escaped me »: Senses and the Rhythm of Error in the Work of Seamus Heaney (Literature and Error, 2018).

About this book : Literature and Error comprises a series of essays by French scholars who seek to lay down the foundations of a theory that would argue for the productivity of errors and mistakes in literary works. While the « necessity of errors » has repeatedly been tackled from a philosophical angle, rarely has the demonstration been attempted from the standpoint of literature. Beyond the thematic importance of errors (evidenced in the age-old motifs of learning from one’s errors, mistaken identities, malapropism, comic or tragic misunderstandings, hamartia, the fallibility of man, etc.), the proposition is made here that errare is not just humanum but also literarium—that « Erring Becomes Literature » with or, preferably, without corrections. Indeed, approached from various angles, it is the literariness of errors and mistakes that this joint study sets out to explore. Modern and contemporary Anglo-American literature structurally accommodates and even welcomes errors. Ranging from Edgar Allan Poe, James Joyce, and Jonathan Franzen to Robert Browning and Elizabeth Bishop, the authors and works discussed assess the seaworthiness of errors when launched into deep (literary) water. Viewed in that light, errors not only cease to be errors of something (of taste, conception, judgment, calculation), they become errors per se, valued for their own sake. Deliberately comprehensive and broad-ranging, this volume should appeal not just to scholars and students but also to readers who share an interest in theory and close reading alike.

« At my buried ear »: Seamus Heaney’s pastoral soundings (Green Studies, 2016)

Abstract : This article takes a close look at the sounding process at work in Heaney’s pastoral poetry from an eco-critical perspective. Focusing on how Heaney relates to sonic environments in rural places, and on the way he recreates them in poetic language, it shows that Heaney’s work calls for an active form of listening. This practice, conscious of the necessity to preserve sound-troves in a way similar to archaeological finds, evolves into a poetic counterintelligence that proves the power of sound. Since Heaney defines sound as an essential element of pastoral poetry, it can be argued that his pastoral poems are sound events in their own right, meant to enter our sonic environment to educate our ears and raise questions of acoustic ecology.

« A name unmade » : écueils de la commémoration dans « In Memoriam Francis Ledwidge » de Seamus Heaney (Monument et modernité, 2015)

Résumé : Avec ses ellipses, ses digressions, ses enjambements et ses rimes imparfaites, « In Memoriam Francis Ledwidge » peut sembler un peu bancal. Il est alors tentant de reprendre les mots de Ledwidge, « a name unmade », pour parler d’une élégie à son image, décousue, « an elegy unmade ». Faut-il pour autant y voir un défaut ? C’est justement par cet aspect relâché, délié, que la voix lyrique peut se faire entendre, loin des pressions de l’histoire. C’est aussi par là qu’elle peut mêler l’ironie au pathos, sauver Ledwidge de l’oubli dans la plus grande ambiguïté, en gardant ses distances. Ce monument de mots volontairement bancal tire peut-être sa force de ses imperfections manifestes. « In Memoriam Francis Ledwidge » n’est pas une véritable commémoration par-delà les divisions du peuple irlandais, et ne cherche pas à l’être. Mais l’ironie vise également Ledwidge et son œuvre : cette élégie ne constitue pas davantage un véritable hommage littéraire. Loin de s’imposer d’un bloc, contrairement au monument public de Portstewart, elle repose entièrement sur l’ouverture d’une méditation personnelle et distanciée.

Trésors de guerre et traités de paix : Seamus Heaney, lecteur du Beowulf, co-écrit avec Laurent Folliot, (Mémoire du Moyen-Age dans la poésie contemporaine, 2014).

L’occasion de s’intéresser à Heaney comme traducteur du Beowulf. Une histoire de violence, de fourche et de diapason.

Présentation de l’ouvrage : Ce livre, suivant la proposition d’Apollinaire, «prend au sérieux les fantômes», explore un phénomène insistant de «revenance» celui de la référence médiévale, occupant une place importante dans la poésie contemporaine. Cette place, affichée, est loin d’être circonscrite: la mémoire du Moyen Âge traverse aujourd’hui des oeuvres relevant d’univers poétiques multiples. Très présente dans la poésie de langue française, elle est sans frontière: on la retrouve dans la plupart des langues européennes ainsi que sur le continent américain. Souvent convoquée par des oeuvres perçues comme expérimentales, elle peut être paradoxale, nous obligeant à penser cette apparente contradiction: l’invention contemporaine et la résurgence médiévale comme procédant d’un même geste anachronique, inventif et prospectif. C’est ce geste que ce volume veut restituer, en saisissant les lignes de force de la rencontre du texte poétique et du matériau médiéval. Particulièrement accueillante au fonctionnement de la mémoire, l’expérience poétique ne délivre pas le passé «tel qu’en lui-même»: le présent du poème le recompose par bribes et le fait exister autrement. Pour mettre au jour la nature de cette invention poétique et la spécificité de la référence médiévale qui s’y joue, le livre fait dialoguer vivants et morts, mêle les voix, critiques et poétiques, et recueille des poèmes inédits du Moyen Âge et d’aujourd’hui.


Poèmes arrangés

Poésie et industrie du disque

Publié dans le neuvième numéro de la revue Audimat, cet article présente quelques pistes de réflexion concernant ce qu’il advient de la poésie sur un medium pour lequel elle n’a pas été conçue : le disque vinyle. L’occasion d’ébaucher une discographie structurée à partir de l’écoute comme expérience du poème.

« Dylan Thomas mourrait un peu moins de deux ans après avoir signé chez Caedmon. Dans des centaines de milliers de foyers, le phonographe jouerait alors le rôle de « machine nécrophonique » auquel Edison l’avait en partie destiné, ramenant l’idole à la vie. La voix enregistrée a de toute façon par nature quelque chose de fantomatique, qu’elle soit ou non celle d’un mort. Elle émane de la machine comme une voix d’outre tombe sous l’effet d’une évocation dans le sens vieilli du terme, l’évocation comme appel des esprits. Le disque de diction fait particulièrement bien tourner les tables, une aubaine pour la poésie dont un des lieux communs est celui de la descente aux enfers. Ce n’est pas seulement qu’un auteur ou un comédien ressuscite à chaque écoute. C’est le texte lui-même qui se trouve incarné sans complètement prendre corps, sans pâtir de ce que la présence physique d’un auteur ou d’un comédien peut avoir de gênant, pour moi, dans la lecture publique. »

L’intégralité de l’article est disponible sur papier ou en fichier pdf.


Marie-Thèse

Thèse de doctorat

Née le 21 novembre 2016, en Sorbonne.

Poids : 1,5 kg

Taille : 579 pages, soit environ 122 mètres.

Nom complet : « Mutable as sound » : Mutations des influx sonores dans l’œuvre de Seamus Heaney ».

Résumé : Cette thèse interroge la présence et les métamorphoses du son dans l’œuvre de Seamus Heaney, avec pour perspective la confrontation de l’expérience du texte imprimé à celle d’un corpus audio. En nous penchant sur les essais, les poèmes et les enregistrements commercialisés de l’auteur, nous retraçons le parcours des influx sonores depuis la perception des ondes dans l’environnement jusqu’à l’émission de la voix en passant par leur recréation dans le texte. Parler d’« influx sonores », c’est raviver la métaphore aquatique dans la catachrèse des « ondes », mais aussi inviter à détecter des courants souterrains et à prendre en compte leur réception et leur absorption par l’auditeur autant que leur diffusion. Afin de montrer que chaque poème constitue un événement sonore à part entière, nous analysons le processus par lequel l’environnement sonore est transformé en un paysage sonore poétique, à son tour placé dans de nouveaux environnements par le biais de la performance orale. L’éclairage apporté par les Sound Studies nous permet de souligner le caractère dynamique mais aussi la fugacité du son, d’identifier et de discuter les propriétés conductrices d’une écriture qui accueille aussi le silence en son sein, ainsi que de conceptualiser, avec Heaney, la notion d’écoute. Nos micro-lectures sont aussi des micro-écoutes qui vont jusqu’à tenir compte de la dimension phonétique des textes, notre étude de la voix poétique étant complétée par une analyse de la voix physique. En considérant le graphotexte, le phonotexte et l’audiotexte comme trois modes d’existence non-hiérarchisables d’un même poème, nous cherchons à approfondir et nuancer les recherches sur la prosodie de Heaney, qui dépasse de loin la versification classique, voire formaliste, à laquelle on l’a souvent assimilée.