DÉMISSION MANIFESTE

J’ai démissionné, c’est manifeste.

Écrit fin février 2020.

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2004 : Je suis présentée au concours général de Composition française.

2006-2007 : Je me présente au concours littéraire A/L de l’École Normale Supérieure.

2018 : Je présente ma démission au recteur de l’Académie de Créteil.

1er mai 2019 : Je fête ma démission (et finis au commissariat pour un contrôle d’identité).

Un parcours d’excellence rondement mené, et ce que je vois comme le plus beau de mes dérapages.

D’abord, le tiercé gagnant du capital culturel : Normale Sup’, agrégation, doctorat.

Au bingo des profs, j’ai coché toutes les cases.

Même qu’à l’École, je crois que j’étais censée m’intégrer à une élite.

Niveau carrière, on m’avait promis la voie royale.

Pas de bol, j’ai fini chez les saltimbanques.

Avec piercings et tatouages.

Aujourd’hui, je peinturlure des banderoles et ma plus grande joie, c’est d’aller gueuler dans les rues de cette petite ville où j’ai élu domicile pour une seule raison : rejoindre un collectif.

Pour le sentiment précieux de faire partie d’un tout mystérieusement supérieur à la somme de ses parties.

Pour me confronter à la réalité, aux difficultés de ce qui devient vite un mode de vie.

J’ai démissionné.

Parce qu’un jour, je n’ai plus supporté d’être debout sur l’estrade face à une bonne quarantaine d’étudiants assis. De voir que les meubles fixés au sol n’avaient plus rien de mobile. De constater la sclérose générale qui m’aurait nécessairement contaminée, moi, fille d’élan, d’enthousiasme et de joie.

Parce qu’un jour, j’ai compris que j’avais mis le doigt dans l’engrenage d’un système qui exigeait une telle productivité que je n’allais pas pouvoir correctement travailler, et que j’allais me faire bouffer le bras tout en faisant deux trois victimes autour de moi.

Parce qu’un jour, après avoir trimé en moyenne cinquante heures par semaine, connu les semaines de soixante-dix heures, participé à une quinzaine de colloques et autres journées d’étude, publié six articles tout en avançant sur ma thèse, récupéré environ 250 copies à corriger entre le 20 décembre et le 7 janvier, le tout pour un salaire mensuel d’environ 1600€ et deux semaines de pause à tout casser par an, j’ai considéré qu’en respectant mon engagement décennal,i j’avais effectivement réglé ma dette envers cette République qui m’avait versé 1300€ par mois pendant mes quatre années de scolarité rue d’Ulm.

Parce que rue d’Ulm, où j’ai bénéficié de ce que j’estime être la plus belle des formations, on me faisait confiance. On me laissait aller et venir. On me donnait tous les moyens, y compris financiers, de réfléchir et de choisir.

Parce qu’une fois sortie de ma bulle, j’ai dû surveiller, faire bachoter, sévir.

Parce que l’évaluation.

Parce que je n’ai pas supporté qu’on me propose de me payer pour que mon nom ne figure pas sur une publication, même si je sais que ces enflures d’imposteurs et ces tristes culs de plagiaires sont aussi victimes de la seule cible que je devrais garder à l’esprit : un système à faire valser.

Parce que je voulais vraiment voir écrit noir sur blanc que j’étais radiée de ce corps désagrégé qu’on appelle le corps des agrégé.es.

Parce qu’un jour, entourée d’universitaires, j’ai fondu en larmes de ne plus savoir ce que je faisais là. « Mais il y a bien quelque chose dont tu es fière dans ta vie ? », une collègue m’a-t-elle demandé. « D’avoir cuisiné de la récup pour une cinquantaine de personnes pendant cinq jours l’été dernier ». C’est la première réponse qui m’a traversé l’esprit. Mais je n’ai pas osé le dire à voix haute.

Parce que quelques années auparavant, je m’étais déjà retrouvée en larmes en plein milieu d’un colloque international où s’était rassemblée une « communauté » scientifique, mais que cette fois-là, personne n’était venu me parler.

Parce que je chialais ma race chaque fois que je quittais ma petite ville pour retourner bosser à l’autre bout de la France.

Aujourd’hui j’y suis pour de bon.

J’ai démissionné.

Je manifeste.

Je manifeste même si j’ai déjà dit adieu à ma retraite. Ou peut-être que, quitte à ne rien toucher, je l’ai prise à trente-et-un ans.

Je manifeste contre cette réforme parce que je ne peux pas laisser le néolibéralisme triompher.

Je manifeste contre l’ordre que Marie Condéii veut imposer jusque dans nos tiroirs et contre celui qui matraque, éborgne et tue.

Je manifeste parce que je vois le patron… pardon, le Président de mon ancienne université couper l’électricité et le chauffage d’un bâtiment occupé par des étudiants avant de le faire évacuer par les forces de cet ordre.iii

Je manifeste puisque le jour de ma soutenance, on m’a demandé d’être huronne et que je l’ai pris au pied de la lettre.

Je manifeste avec la rage de n’avoir pu faire changer progressivement les choses de l’intérieur et dans l’espoir d’être plus efficace ainsi.

Je manifeste avec le sentiment de me rendre plus utile qu’en restant sur mon estrade.

Je manifeste avec l’émotion de voir mes ancien.nes collègues se mobiliser dans toute la France contre la précarité et contre les lois toujours plus délétères que ce gouvernent compte faire passer.

Je manifeste pour trouver la cohérence dont on m’a trop longtemps privée.

Je manifeste pour que, conscients des systèmes de domination qui nous enserrent, nous prenions conscience de la force du groupe.

Je manifeste pour qu’on se tire les doigts du cul et qu’on s’organise autrement que selon ces logiques verticales qui auront raison de nous.

Je manifeste parce que je sais que tout le monde ne peut pas démissionner, ni même faire grève.

J’ai démissionné. C’est manifeste.

J’ai démissionné, c’est manifeste, pour ne pas renoncer.

C’est tout ce qu’il demande, ce manifeste.

Pas la démission générale.

Pas la démission triste et désabusée.

Juste un peu d’acharnisme.

i En intégrant l’ENS, les normalien.nes s’engagent à travailler pendant dix ans dans la fonction publique en contrepartie du salaire qu’ils ou elles touchent pendant leurs quatre années de scolarité, qui comptent parmi ces dix ans.

ii D’autres l’appellent Marie Kondo. Ses ventes reflètent un amour de l’ordre et du rangement.

iii Voir https://larotative.info/par-grand-froid-l-administration-3619.html et https://larotative.info/gros-deploiement-policier-pour-3623.html.