Elizabeth Bishop – Deux poèmes

Contre l’épuisement

À ce jour, à ma connaissance, les traductions françaises de l’œuvre poétique d’Elizabeth Bishop sont toutes épuisées.*

Or, il m’est inconcevable que le lectorat francophone soit privé de son esprit, de sa poésie scrupuleuse où règne le souci du détail, de son Crusoé dépressif, de son bestiaire à l’inquiétante étrangeté, de ses questions d’échelles et de proportions, de ses jeux de cache-cache avec les autres, avec les choses, avec les mots surtout.

Asthmatique, alcoolique, Elizabeth Bishop semble presque s’être économisée dans l’écriture, au profit d’un style qui fuit le spectaculaire et préfère le grondement sourd du volcan à toute effusion. Elle sait faire preuve de discrétion jusque dans les moments de révélation. Mais la discrétion, on le sait, fait rarement vendre.

Dommage qu’on relègue aux oubliettes des livres « épuisés » cette voix qui flirte, justement, avec l’épuisement, alors même qu’un roman très demandé ces dernières années, L’Art de perdre, doit son titre à Bishop.

En attendant d’avoir l’occasion de traduire « The Art of Losing », « The Moose », « Sestina » ou « The Sandpiper » pour ce site ou pour une nouvelle édition française, voici ma traduction de « The Man-Moth » et de « In the Waiting-Room ».

Précisons que « The Man-Moth » est né d’une coquille : un « mammoth » (mammouth) devenu « man-moth », c’est-à-dire un homme-phalène que j’appellerai « papillom de nuit », par respect pour cette origine typographique.

* Complément d’info du 09/12/2020 : Deux recueils traduits par Claire Malroux sont encore en vente sur le site de l’éditeur Circé, qui dispose sûrement d’un petit stock, mais ils ne sont pas commandables en librairie. La publication de l’anthologie annoncée chez Points est reportée à une date inconnue, ce qui peut vouloir dire que le projet est abandonné. Mes tentatives pour contacter cet éditeur et lui demander ce qu’il en était sont restées sans succès.

Le Papillom de nuit

Ici, là-haut,
du caillé de lune emplit les fissures des immeubles.
Pour toute ombre l’Homme a celle de son couvre-chef.
Elle gît à ses pieds comme un socle où poser une poupée,
et lui, on dirait une épingle à l’envers, la pointe aimantée par la lune.
Il ne voit pas cette lune ; il en observe seulement les principales caractéristiques,
cette étrange lumière qu’il sent sur la peau de ses mains, ni chaude, ni froide,
d’une température qu’aucun thermomètre ne peut mesurer.

Mais quand le Papillom
fait une de ses rares et néanmoins occasionnelles apparitions,
la lune lui semble fort différente. Il émerge
d’une bouche à l’angle d’un caniveau
et se met à arpenter nerveusement la façade des immeubles.
Il croit que la lune est un petit trou tout en haut du ciel,
la preuve que le ciel n’est pas un bon abri.
Il tremble, mais doit mener l’enquête aussi haut que possible.

Sur les façades,
son ombre s’étire derrière lui comme le voile d’un photographe
et dans sa fébrile ascension, il espère enfin parvenir
à passer sa petite tête par cette ouverture nette et ronde
pour se faire éjecter comme d’un tube, traçant ses boucles noires sur le clair.
(L’homme, en contrebas, ne se berce pas de telles illusions).
Mais la plus grande peur du Papillom est aussi son devoir, même
s’il échoue, bien sûr, et retombe apeuré, bien qu’indemne.

Il s’en retourne alors
vers la pâleur et le ciment des couloirs qu’il appelle sa maison. Il voltige
et volette, sans parvenir à monter à bord des métros silencieux
aussi vite qu’il le voudrait. Les portes se referment sur-le-champ.
Le Papillom s’assied toujours dans le mauvais sens
et le métro démarre tout de suite à cette pleine et terrifiante vitesse,
comme s’il n’y en avait qu’une, et pas la moindre gradation.
Il ne saurait dire à quel rythme il voyage à l’envers.

Il lui faut chaque nuit
traverser des tunnels artificiels et refaire les mêmes rêves.
Comme les pneus qui jalonnent sa rame, ces rêves portent
sa pensée galopante. Il n’ose pas regarder par la fenêtre,
car le troisième rail, l’éternel courant d’air meurtrier,
le talonne. Il voit cela comme un syndrome
héréditaire qu’il pourrait développer. Il doit garder
les mains dans les poches, comme d’autres doivent porter des cache-nez.

Si vous l’attrapez,
braquez une lampe torche sur son œil. C’est une grande et sombre pupille,
une nuit à lui seul, dont l’horizon velu se rétracte
quand il regarde en l’air et ferme les yeux. Alors au coin de sa paupière
une larme, tout ce qu’il possède, comme le dard d’une abeille, se met à perler.
Il la cueille d’une main rusée et si vous n’êtes pas attentif,
il l’avalera. En revanche, si vous regardez bien, il vous la tendra,
tiède comme l’eau des sources profondes et assez pure pour être bue.
Dans la salle d’attente


À Worcester, au Massachusetts,
j’ai accompagné Tante Consuelo
chez le dentiste pour son rendez-vous
et je l’ai attendue assise
dans la salle d’attente du dentiste.
C’était l’hiver. La nuit est tombée
tôt. Dans la salle d’attente
il y avait plein de grandes personnes,
des polaires et des pardessus,
des lampes et des magazines.
Ma tante était dedans,
le temps me semblait long
et j’attendais en lisant
le National Geographic
(je savais lire) et j’en étudiais
attentivement les photographies :
l’intérieur d’un volcan,
noir et plein de cendre ;
et puis il débordait
tout ruisselant de flammes.
Osa et Martin Johnson
en tenue : culotte de cycliste,
bottes à lacets et casque colonial.
Un mort embroché
« Viande humaine », disait la légende.
Des bébés au crâne pointu
avec de la ficelle tout autour de la tête;
des femmes noires et nues
avec du métal tout autour du cou
comme le culot d’une ampoule.
Leur poitrine était terrifiante.
J’ai tout lu d’une traite.
J’étais trop timide pour m’arrêter.
Et puis j’ai regardé la couverture :
les marges jaunes, la date.
Soudain, du dedans,
un oh ! de douleur
— la voix de Tante Consuelo —
ni très fort ni très long.
Cela ne m’a pas du tout étonnée :
je savais déjà que c’était
une idiote, une trouillarde.
J’aurais pu être gênée,
mais non. Ce qui m’a
vraiment sidérée
c’est que c’était moi :
ma voix, dans ma bouche.
Même pas le temps d’y penser,
j’étais mon idiote de tante,
je… nous… nous tombions, tombions,
les yeux rivés sur la couverture
du National Geographic,
février 1918.

Je me suis dit : encore trois jours
et tu auras sept ans.
Une phrase pour ne plus avoir
l’impression de tomber
de la terre ronde en rotation,
dans l’espace froid, bleu-noir.
Mais je le sentais : tu es un Je,
tu es une Elizabeth,
tu es des leurs.
Mais pourquoi fallait-il qu’il en soit ainsi ?
J’osais à peine bouger les yeux
pour voir ce que j’étais.
J’ai regardé du coin de l’œil
— impossible de lever la tête —
quelques genoux gris sombre
des pantalons et puis des jupes et des bottes
et différentes paires de mains
traîtres qui traînaient sous les lampes.
Je savais qu’il ne s’était jamais rien
produit de si étrange, que rien
de plus étrange ne pourrait se produire.

Pourquoi devrais-je être ma tante,
ou moi, ou qui que ce soit ?
Quelles ressemblances —
les bottes, les mains, la voix de la famille
que je sentais dans ma gorge, ou même
le National Geographic
et ces horribles seins qui pendaient —
faisaient de nous un tout,
nous unifiait ?
C’était vraiment —
je ne savais pas
comment le dire —
vraiment « incongru »...
Comment avais-je pu me retrouver ici,
comme les autres, pour entendre
un cri de douleur qui aurait pu
s’amplifier et empirer, mais qui s’était arrêté ?

La salle d’attente était bien éclairée
et trop chauffée. Elle sombrait
sous une grande vague noire,
une autre, et encore une.

Retour à l’intérieur.
C’était la guerre. Dehors,
à Worcester, au Massachusetts,
il y avait la nuit, la boue, le froid,
et c’était toujours le cinq
février 1918.

Traduction : Fanny Quément