Fernández Pascual & Schwabe – New York, forêt capitale

Dans le détail des économies « vertes »

« Ce ne sont pas les doubles vitrages ni les certificats du LEED qui vont permettre à l’humanité de faire preuve de résilience face au changement climatique. Au contraire, ces mesures vont continuer d’instrumentaliser la « résilience » dans le but de créer de nouveaux marchés. De nouvelles formes de capital monétisent l’environnement en « épargnant » la nature. Depuis l’effondrement du marché de l’immobilier en 2007-2008, un nombre grandissant d’investisseurs internationaux et d’établissements de crédit ont troqué la spéculation immobilière contre le commerce du capital naturel. Ce que l’on observe à New York n’est qu’une facette d’un marché en plein essor qui, en étiquetant les arbres, dépossède les habitant.e.s de leur environnement. »

Ma traduction complète de cet article est disponible dans le numéro zéro de la revue Habitante.


Elvia Wilk – Oval

Il n’y aura pas de transition écologique

La dernière habitante d’un éco-quartier expérimental prend la mesure de l’échec :

« Elle fut choquée de trouver l’autre maison encore plus envahie que la sienne. Aucune fenêtre n’avait survécu à l’attaque du lierre qui s’emparait de la façade. Les murs semblaient se décomposer encore plus rapidement, à une vitesse surnaturelle. Anja s’approcha des lieux, jusqu’alors habités par un couple danois et leur chien clandestin, pour en franchir prudemment le seuil. La porte, presque sortie de ses gonds sous l’effet de la putréfaction, s’inclinait atrocement, tel un membre fracturé.

Les restes d’un intérieur meublé avec un goût visible pour le design se désagrégeaient sous ses yeux. Deux grands fauteuils Soriana faisaient la moue de chaque côté d’une table en verre posée sur une structure métallique complexe. Un lustre en forme de vasque était tombé du plafond, sans pour autant se briser, et sa longue chaîne dorée s’était enroulée sur le verre. Une grande bibliothèque faisait montre d’un savoir coûteux, désormais putride ; une vitrine en bois de teck, remplie de vinyles, menaçait de s’écrouler ; un tapis fait main foisonnait de champignons.

Pas de lumière. Mais le cellier était plein : conserves de légumes, sardines en boîte, huîtres fumées, pâté, farine, sucre. Une odeur âcre émanait du frigidaire, dont les jointures étaient couvertes de moisissures orange. Elle découvrit une réserve de bouteilles d’eau cachées sous l’évier. Cela la fit sourire. Ils n’avaient pas été les seuls à tricher, avec Louis. Elle ouvrit un bocal hermétique rempli de biscuits et en mangea trois, plaçant chacun d’entre eux tout entier dans sa bouche pour les imbiber de salive avant de les mâcher. »

Ma traduction du chapitre complet est disponible dans le numéro zéro de la revue Habitante.


Outrage à la Muse Mimétique

Bienviolence poétique

Eavan Boland, poète irlandaise prolifique, publie « Tirade for the Mimic Muse » en 1980.

Outrage à la Muse Mimétique

Je t’ai eue. Salope. Espèce de gros thon
T’étais planquée dans les effluves de tes bougies.
Leur crème jaune t’exhume face au miroir.
Toutes ces œillades et ces moues !
Comme tu t’y déniches un visage !
Tout le monde te prendrait pour une catin,
Pour une vieille pute HS le cœur sur la main.
Moi je sais que t’es la pire des garces :
Notre criminelle, notre tricoteuse, notre Muse —
Notre Muse de l’Art Mimétique.

Fard à paupières, recourbe-cils, blush,
Roses vifs, rouges en pots, en bâtons,
Des glaçons pour les pores, un masque d’argile…
Tous les nouveaux petits trucs.
Rien ne pourra camoufler
La mort d’un millénium au fond de tes yeux.
Tu voudrais éclaircir tes orbites endeuillées :
Tes airs d’amante ont affamé tant de victimes.
T’es foutue. Aucun pinceau, aucune retouche
Ne pourra maquiller ton crime.

Il t’en aura fallu des tambours et des danses, des tours
Des rituels et des flatteries de guerre,
Des chants et des flûtes et des rites vides de sens
Et des hommes belliqueux
Et des femmes patientes, au bord des larmes,
Pour t’éviter les ridules aux paupières,
Les poils aux tétons,
Les trahisons que fomentent les miroirs de nos chambres…
Comme tu as fui

L’étau de la cuisine et les tâches harassantes,
Les traces de doigts et le verre brisé,
Le cri des femmes battues,
Le crime des enfants brutalisés,
Le vacarme déchirant de la souffrance ordinaire
Qui demande asile entre les murs des pavillons,
Un monde que tu aurais pu abriter sous tes jupes —
Mais je sais bien, oh oui, je vois bien maintenant
Comme tu as bouclé ta ceinture et brossé ton ourlet
D’un revers de la main.

Et moi qui pour devenir adulte ai parcouru les dédales
De tes nombreux palais des glaces, toute en mimiques,
Et dire que je me suis salie pour toi !
Dans l’espoir que ta lampe de vamp,
Ton miroir, révèlent
À ce monde tout ce que j’avais besoin de connaître :
L’amour et l’amour encore et l’amour encore.
Parmi les effluves des couches, le linge sale
Et les piles de vaisselle
Ton miroir s’est fendu,

Ta chance a tourné. Regarde. Mes mots piétinent
Tes roses, tes pots et tes bouses à lèvres.
Finis les fards à paupière, les recourbe-cils et le blush.
Mets ton visage à nu,
Dévêts ton esprit,
Lave toi dans les larmes d’une femme.
Je t’arracherai à ton sommeil facile.
Te montrerai de vrais, de terribles reflets.
Tu es la Muse de tous nos miroirs.
Regarde ce qu’ils montrent et pleure.



Texte original : « Tirade for the Mimic Muse », Eavan Boland, In her own Image, 1980.

Traduction : Fanny Quément


Cosey Fanni Tutti – Art Sexe Musique

Pavé dans la mare

Audimat Éditions, 2021, 488 pages, 20€

C’est l’histoire de Christine Newby, dite Carol, Cosmosis, Cosey, Cosey Fanni Tutti… C’est elle qui nous en fait le récit, et il est essentiel que ce soit d’elle que nous le tenions : Art Sexe Musique offre un éclairage unique en son genre, ancré dans l’intimité, sur l’underground, le monde de la pornographie et le milieu de l’art britanniques. Artiste multidisciplinaire, figure incontournable de l’histoire de la musique industrielle (avec Throbbing Gristle) et de la synth wave (avec Chris & Cosey), Cosey Fanni Tutti est aussi connue pour ses années au sein du collectif à géométrie variable COUM Transmissions, ainsi que pour son travail de performeuse et de plasticienne, qui met en évidence la porosité entre marché de l’art et industrie du sexe, la nécessité d’accomplir des rituels, et tant d’autres choses encore. S’appuyant sur des extraits de ses journaux intimes, elle nous parle de travail domestique et de strip-tease, de squat, de drogue et de formulaire, de sexe et d’amour, de subversion et d’attention aux autres. Si Cosey Fanni Tutti n’a cessé de multiplier les expériences, sa vie s’est très vite fondée sur un principe d’identité porté à l’extrême : ma vie = mon œuvre. Son récit est celui d’une femme en lutte constante pour son autonomie, dans ses multiples relations familiales, artistiques, sexuelles et sentimentales. Dans un foisonnement de collaborations, au fil de succès improbables, au rythme des joies et des déboires des retrouvailles, on voit naître des rapports de manipulation et de domination, mais aussi se nouer d’insondables amitiés. Dans Art Sexe Musique, tout est dans tout, mais à la première personne : le livre est un point de vue à la fois situé et transversal sur l’underground anglais des années 1960 à nos jours, et le témoignage électrisant de ce que l’art fait à une vie.

Cosey Fanni Tutti est née Christine Carole Newby, le 4 novembre 1951 à Kingston-upon-Hull en Angleterre. Artiste multidisciplinaire, performeuse, plasticienne, chanteuse, compositrice et musicienne, elle participe dans les années 1970 aux activités du groupe d’art performance COUM Transmissions avec Genesis P-Orridge, avant de co-fonder le groupe Throbbing Gristle, connu pour sa musique précocement qualifiée de « musique industrielle », puis le duo Chris & Cosey. Elle s’est régulièrement produite comme strip-teaseuse, actrice pornographique et modèle pour des magazines érotiques.

Disponible en librairie ou via le site des Éditions Audimat : https://audimat-editions.fr/catalogue/cosey-fanni-tutti-art-sexe-musique.


Luc Sante – « Riddim d’amour »

A nos corps dansants

« Nous allions là-bas pour les basses, pour la transe des heures de danse sur les riddims qui s’étiraient à l’infini, pour le groove dont les rythmiques se tressaient, se scindaient et se multipliaient en fractale, moitiés de moitiés de moitiés, comme les branches d’un arbre s’emparant d’un corps, le rythme roi trônant dans le torse tandis que ses messagers parcouraient nos épaules, nos coudes, nos hanches, nos genoux, nos pieds, si bien que s’arrêter, c’était forcément s’écrouler. »

Extrait d’E.S.P., disponible dans le quinzième numéro de la revue Audimat (d’ici quelques mois sur Cairn).

Frances Morgan – « Pionnières de la musique électronique »

Intransigeance anticapitaliste

« Ces dix dernières années, la question de la place des femmes dans l’histoire de la musique électronique s’est retrouvée au cœur de nombreuses démarches : articles, enregistrements, créations, programmations… Ce phénomène ayant attiré l’attention de divers médias (imprimés ou en ligne), raconter l’histoire des femmes qui ont eu une pratique de la musique électronique fait désormais partie intégrante du discours médiatique moderne sur la musique. En général, l’objectif est de remettre en question les discours prédominants, de corriger un déséquilibre historique et de faire connaître le travail de compositrices, de musiciennes et de technologues majeures. Le risque est cependant de propager un autre discours dominant, fondé sur le mythe de la « pionnière » comme femme d’exception solitaire, où des musiciennes comme Oram se retrouvent à jouer le rôle du héros dont Oram elle-même conseillait de se méfier en 1972. Et ce discours ne sert qu’à élever un petit nombre de femmes au rang de leurs homologues masculins. »

L’intégralité de l’article est disponible dans le quinzième numéro de la revue Audimat (d’ici quelques mois sur Cairn).

Marguerite Young – « Inviter les muses »

Littérature et pingouins

Premiers paragraphes de l’essai « Inviter les muses » / « Inviting the Muses », de Marguerite Young, génie cruellement et scandaleusement jetée aux oubliettes, dont j’ai également traduit la nouvelle « Les Mortes » / « Dead Women » et le premier chapitre de son chef-d’œuvre, Miss MacIntosh, My Darling.

Il était une fois un monde merveilleux. En fait, c’était l’Université de l’Iowa il y a une dizaine d’années, ce qui ne me semble pas très lointain, mais pour les jeunes, cela relève du passé mystique et brumeux. J’avais commencé à donner des cours à toute une flopée d’écrivains en herbe pour leur apprendre à composer des romans (longs ou courts), des nouvelles ou de la prose qui soit littéraire sans relever de la fiction. Je me fichais de ce qu’ils écrivaient du moment que leurs pages prenaient une belle direction, satisfaisant leur auteur et de parfaits inconnus, comme ces éditeurs semblables à de grands sultans dans leurs bureaux de la côte est, car c’étaient eux qui détenaient le sésame des portes de la publication.

Les réunions du département d’écriture littéraire avaient lieu dans un hangar militaire qui n’était pas sans évoquer les campements en plein désert, quelque avant-poste reculé sur des terres sauvages, une île tropicale, ou bien les étendues désolées de l’Arctique où nous aurions des phoques pour tout public, mais un public d’esthètes, puisque les phoques répondent au son des violons, ou bien encore un refuge en Antarctique où il n’y aurait que des pingouins et, à ce que je sache, les pingouins lisent de petits livres reliés de nacre toujours réédités de nombreuses fois, et il est vrai que les hivers sont longs et qu’il neige beaucoup dans l’Iowa, alors parfois nous étions presque ensevelis sous l’abondant plumage d’une neige angélique ou engloutis par un iceberg comme les papillons des arbres à papillons couverts de givre ou comme les boîtes aux lettres le long des routes perdues sous la neige quelque part où il y avait des mers de glace évoquant l’illusion, les mirages, la fugacité, et dans mon souvenir le bâtiment était en tôle, et les gouttes faisaient un bruit métallique sur le toit et de tous les côtés quand la neige fondait, ce qui était toujours assez soudain, comme un élan créatif, les oiseaux se mettant à chanter soudainement car il il n’y a, semble-t-il, que deux saisons dans l’Iowa, la somnolence de l’hiver et le réveil de l’été, avec un son musical ou océanique quand les grands vents balayaient de fortes pluies de sorte que nous aurions pu nous croire noyés ou dans un sous-marin tandis que nous investiguions la vie psychique de l’homme et l’imaginaire du rêve fluctuant selon qu’il monte ou qu’il descend, même si de jeunes écrivains à qui j’ai conseillé d’observer les détails, qu’ils aient l’air importants ou dérisoires, ces détails triviaux qui sont si souvent d’une très grande importance, m’écriront sûrement sans tarder après des années de silence pour me dire que ce hangar n’était pas du tout militaire et qu’il était en bois. Peut-être qu’il était à la fois de tôle et de bois.

Cet endroit — si improbable pour rassembler de jeunes écrivains venus des quatre coins des États-Unis et de l’étranger, bien qu’il n’y ait pas de pays plus étranger que l’Amérique aux yeux des Américains qui essaient de la comprendre vraiment, et pour inviter les Muses à se rassembler ici puis à déposer leur couronnes de laurier et leurs guirlandes de fleur sur les cheveux en bataille de ces jeunes comme sur les vieux crânes chauves des maîtres en sagesse artistique, malgré une ou deux statues grotesques, renversées, et quelques étranges morceaux de bois mort posés au bord de la fenêtre comme autant de sculptures du hasard, et peut-être un palmier dont on espérait qu’il pousserait dans son pot, et tous les magazines qui virevoltaient partout comme s’ils avaient des ailes, dont certains en Sanskrit, langue qui selon moi a toujours été la langue du hiéroglyphe en forme de flocon désignant le paradis, et d’autres écrits dans cette langue mystérieuse qu’est l’anglais et d’autres encore en américain, son dérivé qui ne manque en rien d’excellence ni d’élégance — comptait deux pièces comme les deux chambres d’un coquillage hermaphrodite, des antres de la création, devrais-je dire (de l’homme construisant d’autres demeures aussi majestueuses que ce nautile aux multiples cavités où l’âme était censée loger, se déplaçant de chambre en chambre, construisant en se déplaçant, de l’homme rêvant ce monde et les tours altières d’Ilium et la mer lie-de-vin et le visage pour qui furent lancés mille vaisseaux et le cheval de bois qui contenait probablement des écrivains), une pièce pour la prose, vraisemblablement mon département, elle qui, aux yeux de certains, devrait être tout ce qu’il y a de plus aride, de plus rasant, comme les rapports actuariels d’une assurance, juste une entaille dans la langue, une sorte de psychologie hasardeuse du coup d’essai et de la débâcle, elle qui, selon nous, offrait une certaine beauté, une exaltation d’un certain genre la reliant à la poésie de la vie, une autre pièce pour la poésie qui, selon certains, devrait être un champ à part bordé de tout ce qui rime et tinte, d’assonances et de dissonances comme autant de buissons en fleurs, de sonnets sur les bonnets, d’élégies aux amours mortes, d’épithalames, une réserve pour les poètes sauvages qui connaissent l’inspiration divine et tous leurs anciens mystères, leurs emblèmes, leurs symboles, leurs énigmes, leurs miniatures, leurs rapports au cosmos, et j’espère vraiment que dans la fièvre du soi-disant progrès matériel ce petit abri n’a pas disparu comme dans certains contes orientaux, n’a pas disparu de la surface de la terre en une nuit comme emporté par le grand pingouin qui emporte de nombreuses entités mythologiques depuis que de si nombreux écrivains talentueux sont sortis par la porte de leur atelier, un nid l’œuf du grand pingouin comme un nid, des écrivains qui font de la poésie, des écrivains qui font de la prose, et d’autres qui combinent miraculeusement les deux. Ces différences entre la prose et la poésie, ne sont elles-pas plus liées au souci de définition qu’à la réalité de l’art ? Le grand roman a toujours été le poème, la parabole de l’existence qui se ramifie. Bien sûr, seuls ceux qui sont des poètes par nature savent cela, mais tout homme, auteur ou lecteur, ne pourrait-il pas cacher un poète comme il cache un romancier ?

Traduction : Fanny Quément

Not to be followed unless I find a publisher.

Publication d’origine dans la revue Mademoiselle, 1965.


Carol Ann Duffy – « Nu féminin debout »

« Standing Female Nude », 1985

Nu féminin debout


Six heures à tenir pour quelques francs.
Ventre miches nibard en plein jour,
il me prend mes couleurs. Un peu plus à droite,
Madame. Et merci de ne plus bouger.
Mon sort sera d’être analysée et pendue
aux murs de grands musées. La bourgeoisie s’extasiera
devant l'image de cette pute fluviale. Ils appellent ça de l’Art.


Peut-être. Il s’inquiète des volumes, de l’espace.
Moi, du prochain repas. Vous maigrissez,
Madame, faites attention. J’ai les seins qui tombent
un peu, il fait froid dans l’atelier. Dans les feuilles de thé
je vois la Reine d’Angleterre contempler
ma silhouette. Magnifique, murmure-t-elle
en passant. Ça me fait marrer. Il s’appelle


Georges. Les autres disent que c’est un génie.
Il lui arrive de perdre sa concentration
et de tendre vers ma chaleur.
Il s’empare de moi sur la toile chaque fois qu’il trempe
sa brosse dans la peinture. Petit homme,
tu ne pourras jamais t’offrir les arts que je vends.
Aussi pauvres l’un que l’autre, on se débrouille comme on peut.
Je lui demande Pourquoi faites-vous ça ? 
Il le faut. Je n’ai pas le choix. Taisez-vous.
Mon sourire le trouble. Ces artistes
se prennent trop au sérieux. Le soir je me gorge
de vin et je danse de bar en bar. Il me montre fièrement
l’œuvre achevée, allume une cigarette. Je dis
Douze francs et j’attrape mon châle. Elle ne me ressemble pas.

Traduction : Fanny Quément


Elizabeth Bishop – « Un art »

De la perte

« One Art » / « Un art » est une villanelle, c’est-à-dire une forme poétique fondée sur le retour de deux vers rimés au fil de cinq tercets suivis d’un quatrain. L’art dont parle « One Art » est l’art de la perte comme art de vivre et comme art poétique. L’occasion d’apprendre à perdre les rimes ?

D’abord les garder :

Un art

L’art de perdre n’est en rien difficile :
tant de choses semblent si franchement vouloir
être perdues que leur perte n’a rien d’un péril.

Perdez chaque jour une chose. Acceptez le tracas fébrile
des clefs perdues, l’heure qui tient du cauchemar.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

Entraînez-vous alors à perdre plus et plus vite :
des lieux, des noms, et d’un prochain départ
la destination. Cela n’aura jamais rien d’un péril.

J’ai perdu la montre de ma mère. Et regardez ! Voilà que file
la dernière ou presque des trois maisons chères à mon cœur.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

J’ai perdu deux villes, fort jolies. Et plus que des villes,
mes propres royaumes, deux fleuves, un continent à part.
Ils me manquent, mais il n’y avait là aucun péril.

— Même te perdre, toi (la voix malicieuse, un geste
que j’adore) ne me fera pas mentir. Il est notoire
que l’art de perdre n’a pas grand-chose de difficile
bien que l’on puisse y voir (oui, écrivez-le !) comme un péril.

Mais le péril en lieu du désastre (« disaster ») pour décrocher la rime, c’est un peu dommage. Alors, faire place au désastre en perdant toute rime :

Un art

L’art de perdre n’est en rien difficile :
tant de choses semblent brûler d’une envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Perdez chaque jour une chose. Acceptez l’agitation
des clefs perdues, l’heure de tracas.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

Entraînez-vous alors à perdre plus et plus vite :
des lieux, des noms, et la destination de votre
prochain voyage. Cela n’aura jamais rien d’un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. Et regardez ! La dernière
ou presque de mes trois chères maisons m’a quittée.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

J’ai perdu deux villes, fort jolies. Et plus encore,
mes propres royaumes, deux fleuves, tout un continent.
Ils me manquent, mais cela n’avait rien d’un désastre.

— Même te perdre, toi (la voix malicieuse, un geste
que j’adore) ne me fera pas mentir. Il est évident
que l’art de perdre n’est pas vraiment difficile
bien que l’on puisse y voir (oui, c'est le mot !) comme un désastre.

Est-ce à dire que qui perd gagne ? Au final un équilibre à trouver, et l’audace d’une métamorphose in extremis :

Un art

L’art de perdre n’est en rien difficile :
tant de choses semblent si franchement vouloir
être perdues que leur perte n’a rien d’un désastre.

Perdez chaque jour une chose. Acceptez la quête fébrile
des clefs perdues, la bonne heure de tracas.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

Entraînez-vous alors à perdre plus et plus vite :
des lieux, des noms, et d’un prochain départ
la destination. Cela n’aura jamais rien d’un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. Et regardez ! Voilà que file
la dernière ou presque de mes trois chères maisons.
L’art de perdre n’est en rien difficile.

J’ai perdu deux villes, fort jolies. Et plus que des villes,
mes propres royaumes, deux fleuves, tout un continent.
Ils me manquent, mais cela n’avait rien d’un désastre.

— Même te perdre, toi (la voix malicieuse, un geste
que j’adore) ne me fera pas mentir. Il est évident 
que l’art de perdre n’est pas vraiment difficile
bien que l’on puisse y voir (oui, écrivez-le !) comme un péril.

Je veux des rimes, pas des chevilles.

Elizabeth Bishop et Alice Methfessel.

Traductions : Fanny Quément

Cet exercice de traduction s’inscrit dans une série contre l’épuisement :


Adam Harper – « Soigner par le synthétiseur »

Utopies et dystopies

« Nous touchons ici à l’un des principaux problèmes qui influencèrent la réception et l’interprétation du synthétiseur (et de bien d’autres innovations en matière de technologie musicale) au cours de l’histoire. Depuis le XVIIIème siècle, à tout le moins, les avancées de la science, de la technologie et du rationalisme proclamé dans les sciences et les arts trouvent leurs critiques chez les romantiques de toutes sortes, qui se montrent parfois particulièrement craintifs (à tort ou à raison) quand ces avancées gagnent le terrain de l’expression des émotions, comme celui des arts et de la musique, ou quand elles nous éloignent d’expériences et d’arts de vivre authentiques. […] De ce point de vue, qui préfère l’ « authentique » à la « synthèse », l’ « organique » à l’ « artificiel », il était hors de question que le synthétiseur puisse être sain, et encore moins qu’il ait des vertus thérapeutiques. »

L’intégralité de l’article est disponible dans le supplément Musique et soin publié chez Audimat en 2020.