Elizabeth Bishop — « Crusoé en Angleterre »

Penser l’insulaire par la poésie

Cette traduction s’inscrit dans une série contre l’épuisement.

Crusoé en Angleterre

Un nouveau volcan s’est éveillé,
disent les journaux, et la semaine dernière je lisais
qu’un navire avait vu la naissance d’une île :
d’abord à dix miles un crachat de vapeur...
puis une petite tache noire (du basalte, probablement)
s’est élevée dans les jumelles du second
pour se figer à l’horizon comme une mouche.
Ils l’ont nommée. Mais ma pauvre petite île reste
inredécouverte, irrenommable.
Jamais aucun livre n’a vu juste.

Alors. J’avais cinquante-deux
misérables petits volcans que je pouvais gravir
en quelques grandes glissades —
des volcans morts comme des tas de cendre.
Je m’asseyais au bord du plus élevé
pour compter les autres plantés là,
nus et plombés, la tête pulvérisée.
Je me disais que s’ils avaient la taille
de volcans normaux, j’étais
désormais un géant ;
et si j’étais désormais un géant,
comment supporter l’idée qu’elles fussent si grandes,
les chèvres et les tortues,
les mouettes, ou la cohue des vagues
— en hexagone étincelant elles
approchaient toujours mais jamais tout à fait,
étincelle sur étincelle, bien que le ciel
fût surtout gris.

Mon île avait un peu l’air
d’un dépotoir à nuages. Tout le rebut
de l’hémisphère arrivait là, nuages en suspens
sur les cratères — leur gorge en feu
me brûlait les doigts.
Était-ce donc pour cela qu’il pleuvait tant ?
Et que parfois toute l’île était sifflement ?
Les tortues trimballaient leurs grands dômes
en sifflant comme des bouilloires.
(Et j’aurais pris, j’aurais sacrifié des années
pour avoir un semblant de bouilloire).
Les coulées de lave, plongeant vers la mer,
se mettaient à siffler. Je me retournais. Pour constater
que c’étaient encore d’autres tortues.
Toutes les plages étaient de laves en tous genres,
noires, rouges, et blanches, et grises ;
leurs couleurs marbrées faisaient un parfait nuancier.
Et j’avais mes trombes marines. Oh,
par demi-douzaines, au loin,
je les voyais passer, s’avancer, reculer,
la tête en nuage, à pieds joints dans leurs remous
de blancheur.
Cheminées de verre, êtres de verre
souples, graciles, liturgiques… Je regardais
l'eau s’élever en spirale comme de la fumée.
Elles étaient belles, oui, mais peu causantes.

Je m’apitoyais souvent sur mon sort.
« Est-ce que j’ai mérité ça ? J’imagine que oui.
Sinon je ne serais pas là. Est-ce
un choix que j’ai fait à un moment donné ?
Je ne sais plus, mais c’est possible ».
De toute façon, pourquoi blâmer l’apitoiement ?
Assis familièrement au bord d’un cratère,
les guibolles dans le vide, je me disais
« Pitié bien ordonnée commence en ta demeure ». Alors plus 
je m’apitoyais, plus je me sentais chez moi.

Le soleil se couchait sur la mer ; le même étrange soleil
se levait sur la mer,
et il n’y en avait qu'un, comme moi.
Il n’y avait ici qu’un seul type de chaque chose :
un seul escargot arboricole, d’un bleu violacé vif,
à la coquille fragile, rampait de toutes parts,
rampait sur la seule espèce d’arbre,
un machin terne et broussailleux.
Les coquilles s’amoncelaient au-dessous
et, de loin,
on eût juré voir des parterres d’iris.
Il y avait une baie unique, d’un rouge foncé.
J’y goûtai, une à la fois, à des heures d’intervalle.
Un peu acides, pas mauvaises, comestibles —
alors je me fis un breuvage maison. Je buvais
ce truc à bulles infâme et caustique
qui montait vite à la tête
tout en jouant de ma flûte maison
(Je crois que sa gamme était la plus bizarre au monde)
et je dansais en criant, grisé, parmi les chèvres.
Maison ! Maison! Ne sommes-nous pas tous fait-maison ?
J’avais une affection profonde pour
la moindre de mes industries insulaires.
Non, pas exactement, car la moindre
était une misérable philosophie.

Parce que j’en savais trop peu.
Pourquoi ne maîtrisais-je rien ?
Le théâtre grec ou l’astronomie ? Les livres
que j’avais lus étaient criblés de blancs,
et les poèmes… je voulus
en réciter à mes parterres d’iris
« Elles brillent pour l’œil intérieur,
Félicité... » Quelle félicité ?
Une des premières choses que je fis,
à mon retour, fut de regarder.

L’île sentait la chèvre et le guano.
Les chèvres étaient blanches, les mouettes aussi,
et pas assez farouches à mon goût, ou peut-être
me prenaient-elles pour une des leurs, chèvre ou mouette.
Bêh, bêh, bêh et cri, cri, cri,
bêh… cri… bêh… je les entends
encore, et j’ai mal aux oreilles.
Ces cris interrogateurs, ces réponses équivoques
sur une terre où la pluie sifflait,
où sifflaient les tortues vagabondes,
je n’en pouvais plus.
Quand toutes les mouettes s’envolaient d’un coup, elles faisaient
le bruit d’un grand arbre en plein vent, de ses feuilles.
Je fermais les yeux pour m’imaginer un arbre,
un chêne, par exemple, qui ferait vraiment de l’ombre, quelque part.
On m’avait dit que les bêtes avaient parfois le mal des îles.
J’avais l’impression que c’était le cas.
L’un des boucs restait au sommet du volcan
que j’avais baptisé Mount Despair ou Mont d’Espoir
(j’avais tout le temps de jouer sur les mots)
et il bêlait et bêlait encore en humant l’air.
Je l’attrapais par la barbichette et le regardais.
Ses pupilles, horizontales, se rétractaient
et n’exprimaient rien, ou un peu de malice.
Même les couleurs, je n’en pouvais plus !
Un jour je pris un chevreau pour le teindre en rouge vif
avec mes baies rouges, rien que pour voir
quelque chose d’un peu différent.
Ensuite la mère ne voulut plus le reconnaître.

Le pire, c’étaient les rêves. Bien sûr je rêvais de nourriture
et d’amour, mais ce n’était pas
pour me déplaire. Mais dans d’autres rêves
j’égorgeais par exemple un enfant, l’ayant pris
pour un chevreau. Je faisais des
cauchemars où d’autres îles
s’étendaient au large, des infinités
d’îles, des îles nées d’îles
comme des îles-têtards
nées de grappes d’œufs, et je savais que j’allais devoir vivre
sur chacune d’elles, en fin de compte,
un temps fou, inventoriant leur flore,
leur faune, leur géographie.

Au moment même où je pensais m’effondrer
dans la seconde, apparut Vendredi.
(Sur ce point les récits ont vraiment tout faux).
Vendredi était chouette.
Vendredi était chouette, et nous étions amis.
S’il avait pu être une femme !
Je voulais perpétuer les miens,
et lui aussi, je crois, pauvre garçon.
Je le voyais parfois s’occuper des chevreaux,
faire la course avec eux, en prendre un dans ses bras.
— Joli spectacle : il avait un joli corps.

Et puis un jour ils sont arrivés et nous ont emmenés.

Aujourd’hui je vis ici, sur une île
qui cache bien son jeu, mais qui décide ?
Mon sang regorgeait d’îles, ma cervelle
était leur lait. Mais cet archipel
s’est tari. Je suis vieux.
Je m’ennuie, aussi, à boire mon vrai thé
sous un toit sans intérêt.
Le couteau posé là sur l’étagère —
il empestait le sens, comme un crucifix.
Il était vivant. Pendant combien d’années l’avais-je
supplié, imploré de ne pas casser ?
J’en connaissais par cœur chaque entaille et chaque rayure,
la lame bleuté, la pointe en moins,
les veines du manche en bois.
Il ne veut plus du tout me voir.
L’âme vivante s’en est exfiltrée.
Mes yeux se posent sur lui et passent leur chemin.

Le musée du coin m’a demandé de
tout leur céder :
la flûte, le couteau, les chaussures racornies,
mes braies de cuir qui tombent en miette
(leur poil est mité),
le parasol pour lequel j’avais mis si longtemps
à me rappeler l’agencement des tiges.
Il marche encore, mais une fois refermé,
on croirait un oiseau chétif et plumé.
Ces choses, qui pourrait en vouloir ?
— Et Vendredi, mon cher Vendredi mort de la rougeole,
cela fera dix-sept ans quand viendra mars.

Traduction : Fanny Quément

Elizabeth Bishop avait lancé à son ami poète Robert Lowell : « Quand tu écriras mon épitaphe, il te faudra dire que jamais personne ne connut vie plus solitaire ». Il est finalement écrit :


Rob Gallagher – « Punk comme un porc »

Ado et coupable ?

« Le punk était censé changer ce monde de merde. C’était ça, l’idée. Si les Freeze avaient chanté des trucs racistes, j’aurais jamais laissé passer ça, je serais tout de suite intervenu. Mais, bizarrement, on ne voyait pas où était le problème quand il s’agissait de s’en prendre aux femmes. »

L’intégralité de l’article est disponible dans le quatorzième numéro de la revue Audimat.

David Toop – « Sauver l’ambient »

Vous reprendrez bien un peu de réalité ?

« Ce que j’entends par « écoute ambiante », c’est une écoute qui dépasse largement le territoire d’une entité contenue et individualiste, cet être égoïste qui se situe lui-même au centre de l’univers. Selon cette définition, les oreilles ne sont pas un organe de réception passif, des trous dans cette cuirasse qui protège l’activité neurologique et biologique, de simples trous qui se feraient pénétrer. Essayons de voir l’écoute sous un autre angle : elle pourrait métaphoriquement prendre la forme d’un être tentaculaire dont les excroissances intelligentes et souples exploreraient des mondes proches ou lointains, enserrant amoureusement tout événement sonore captivant, prometteur, incontournable, attirant, séduisant, nourrissant. »

L’intégralité de l’article est disponible dans le quatorzième numéro de la revue Audimat.


Il faut traduire Ellen Willis

J’insiste.

Elle écrivait des essais dans le sens traditionnel du terme (la « pesée » de la racine latine, l’ « épreuve » ou la « tentative » de l’ancien Français), mais avec l’exubérance américaine d’Emerson, de Thoreau et d’Ellison, doublée de la force des femmes américaines.

Emily Greenhouse, Dissent, 2014.

MISE A JOUR, novembre 2022 : un premier volume d’essais d’Ellen Willis est désormais disponible : https://audimat-editions.fr/catalogue/ellen-willis-sexe-et-liberte

Il y a de cela un an, la revue Audimat me confiait deux textes à traduire d’un même geste, puisqu’ils se faisaient écho. L’un était signé Mark Fisher, souvent connu du lectorat francophone pour Le Réalisme capitaliste. L’autre était le travail d’une femme dont je n’avais encore jamais entendu le nom : Ellen Willis.

Flattée d’avoir à traduire Fisher, je réalisai qu’en réalité, m’atteler à Willis serait encore plus gratifiant et déterminant.

Je découvris en effet, à cette occasion, l’une de ces œuvres dont la traduction manque cruellement au paysage éditorial français.

Son absence fait tache, oui. C’est un minable trou en plein milieu d’un puzzle qu’on aurait renoncé à compléter après avoir vaguement fait semblant de chercher la pièce dans les replis du canap. Une de ces béances dont on détourne poliment ou amèrement le regard. Et le puzzle auquel manque cette pièce n’est rien de moins que l’histoire des féminismes et des pensées radicales.

Il faut donc lire Willis.

Et puisque je ne lis vraiment bien qu’en traduisant, il me faut traduire Willis.

Et puisque d’autres ne peuvent la lire dans le texte, il nous faut traduire et publier Willis.

Je m’autorise ce mode injonctif parce que le journalisme de Willis fait œuvre, et parce qu’il faut parfois dire finies les conneries.

Pendant plus de quatre décennies, de l’âge d’or de la contre-culture à la guerre contre le terrorisme, Ellen Willis n’a cessé d’écrire des articles d’une intelligence démoniaque où l’investigation se mêle à l’introspection, l’intime au politique, le cérébral à l’intuitif. En se construisant dans la narration, sa pensée se fait limpide et captivante. Elle écrivait pour le New Yorker, Village Voice, Rolling Stone, le New York Times…

Parcourir The Essential Ellen Willis, c’est s’immerger dans les détails d’un procès pour viol et dans les témoignages des militantes de la lutte pour le droit à l’avortement, dresser les sombres bilans de Woodstock et de la révolution sexuelle, entre dans l’épaisseur des débats qui opposèrent les « pro-sexe » aux « antiporno », penser le désir et l’utopie, et surtout, avoir le plaisir de la suivre dans ses raisonnements comme dans ses voyages.

À Jérusalem, au milieu des années 1970, elle met son féminisme et son esprit critique à l’épreuve d’un prosélytisme plus déstabilisant que prévu : « Vivre avec des Juifs orthodoxes, c’était comme être la seule personne sobre au beau milieu d’une fête où tout le monde est défoncé : au bout d’un certain temps, par pure nécessité sociale, on se retrouve perché par procuration ». Au début des années 1980, lassée de New York, elle part traverser l’Amérique en bus et nous offre le récit d’une échappée parfaitement décevante et néanmoins magnifiquement dénuée de toute nostalgie.

Loin de fournir un quelconque prêt-à-penser dogmatique et loin de toute morale militante, Willis problématise, nuance, doute, interroge et donne à penser, et ce avec autant de style que de clarté. C’est en cela que son travail mérite reconnaissance.

« Aimer le punk en féministe », publié dans le 11ème numéro de la revue Audimat, est disponible sur commande ou sur CAIRN.

J’ai traduit, depuis, « The Last Unmarried Person in America », ainsi que « Last Year in Jerusalem », qui attendent impatiemment, en bons enfants terribles, de trouver une maison d’édition.

Bien d’autres textes disponibles dans The Essential Ellen Willis me semblent incontournables : « Janis Joplin », « The Trial of Arline Hunt », « Abortion: Is a Woman a Person ? », « Feminism, Moralism and Pornography », « The Family, Love it or Leave it », « Radical Feminism and Feminist Radicalism », « Escape from New York », « The Drug War : Hell No I Won’t Go », « Ending Poor People As We Know Them », « Monica and Barbara and Primal Concerns », « Why I’m not for Peace »…

Il faut.


Elizabeth Bishop – Deux poèmes

Contre l’épuisement

À ce jour, à ma connaissance, les traductions françaises de l’œuvre poétique d’Elizabeth Bishop sont toutes épuisées.*

Or, il m’est inconcevable que le lectorat francophone soit privé de son esprit, de sa poésie scrupuleuse où règne le souci du détail, de son Crusoé dépressif, de son bestiaire à l’inquiétante étrangeté, de ses questions d’échelles et de proportions, de ses jeux de cache-cache avec les autres, avec les choses, avec les mots surtout.

Asthmatique, alcoolique, Elizabeth Bishop semble presque s’être économisée dans l’écriture, au profit d’un style qui fuit le spectaculaire et préfère le grondement sourd du volcan à toute effusion. Elle sait faire preuve de discrétion jusque dans les moments de révélation. Mais la discrétion, on le sait, fait rarement vendre.

Dommage qu’on relègue aux oubliettes des livres « épuisés » cette voix qui flirte, justement, avec l’épuisement, alors même qu’un roman très demandé ces dernières années, L’Art de perdre, doit son titre à Bishop.

En attendant d’avoir l’occasion de traduire « The Art of Losing », « The Moose », « Sestina » ou « The Sandpiper » pour ce site ou pour une nouvelle édition française, voici ma traduction de « The Man-Moth » et de « In the Waiting-Room ».

Précisons que « The Man-Moth » est né d’une coquille : un « mammoth » (mammouth) devenu « man-moth », c’est-à-dire un homme-phalène que j’appellerai « papillom de nuit », par respect pour cette origine typographique.

* Complément d’info du 09/12/2020 : Deux recueils traduits par Claire Malroux sont encore en vente sur le site de l’éditeur Circé, qui dispose sûrement d’un petit stock, mais ils ne sont pas commandables en librairie. La publication de l’anthologie annoncée chez Points est reportée à une date inconnue, ce qui peut vouloir dire que le projet est abandonné. Mes tentatives pour contacter cet éditeur et lui demander ce qu’il en était sont restées sans succès.

Le Papillom de nuit

Ici, là-haut,
du caillé de lune emplit les fissures des immeubles.
Pour toute ombre l’Homme a celle de son couvre-chef.
Elle gît à ses pieds comme un socle où poser une poupée,
et lui, on dirait une épingle à l’envers, la pointe aimantée par la lune.
Il ne voit pas cette lune ; il en observe seulement les principales caractéristiques,
cette étrange lumière qu’il sent sur la peau de ses mains, ni chaude, ni froide,
d’une température qu’aucun thermomètre ne peut mesurer.

Mais quand le Papillom
fait une de ses rares et néanmoins occasionnelles apparitions,
la lune lui semble fort différente. Il émerge
d’une bouche à l’angle d’un caniveau
et se met à arpenter nerveusement la façade des immeubles.
Il croit que la lune est un petit trou tout en haut du ciel,
la preuve que le ciel n’est pas un bon abri.
Il tremble, mais doit mener l’enquête aussi haut que possible.

Sur les façades,
son ombre s’étire derrière lui comme le voile d’un photographe
et dans sa fébrile ascension, il espère enfin parvenir
à passer sa petite tête par cette ouverture nette et ronde
pour se faire éjecter comme d’un tube, traçant ses boucles noires sur le clair.
(L’homme, en contrebas, ne se berce pas de telles illusions).
Mais la plus grande peur du Papillom est aussi son devoir, même
s’il échoue, bien sûr, et retombe apeuré, bien qu’indemne.

Il s’en retourne alors
vers la pâleur et le ciment des couloirs qu’il appelle sa maison. Il voltige
et volette, sans parvenir à monter à bord des métros silencieux
aussi vite qu’il le voudrait. Les portes se referment sur-le-champ.
Le Papillom s’assied toujours dans le mauvais sens
et le métro démarre tout de suite à cette pleine et terrifiante vitesse,
comme s’il n’y en avait qu’une, et pas la moindre gradation.
Il ne saurait dire à quel rythme il voyage à l’envers.

Il lui faut chaque nuit
traverser des tunnels artificiels et refaire les mêmes rêves.
Comme les pneus qui jalonnent sa rame, ces rêves portent
sa pensée galopante. Il n’ose pas regarder par la fenêtre,
car le troisième rail, l’éternel courant d’air meurtrier,
le talonne. Il voit cela comme un syndrome
héréditaire qu’il pourrait développer. Il doit garder
les mains dans les poches, comme d’autres doivent porter des cache-nez.

Si vous l’attrapez,
braquez une lampe torche sur son œil. C’est une grande et sombre pupille,
une nuit à lui seul, dont l’horizon velu se rétracte
quand il regarde en l’air et ferme les yeux. Alors au coin de sa paupière
une larme, tout ce qu’il possède, comme le dard d’une abeille, se met à perler.
Il la cueille d’une main rusée et si vous n’êtes pas attentif,
il l’avalera. En revanche, si vous regardez bien, il vous la tendra,
tiède comme l’eau des sources profondes et assez pure pour être bue.
Dans la salle d’attente


À Worcester, au Massachusetts,
j’ai accompagné Tante Consuelo
chez le dentiste pour son rendez-vous
et je l’ai attendue assise
dans la salle d’attente du dentiste.
C’était l’hiver. La nuit est tombée
tôt. Dans la salle d’attente
il y avait plein de grandes personnes,
des polaires et des pardessus,
des lampes et des magazines.
Ma tante était dedans,
le temps me semblait long
et j’attendais en lisant
le National Geographic
(je savais lire) et j’en étudiais
attentivement les photographies :
l’intérieur d’un volcan,
noir et plein de cendre ;
et puis il débordait
tout ruisselant de flammes.
Osa et Martin Johnson
en tenue : culotte de cycliste,
bottes à lacets et casque colonial.
Un mort embroché
« Viande humaine », disait la légende.
Des bébés au crâne pointu
avec de la ficelle tout autour de la tête;
des femmes noires et nues
avec du métal tout autour du cou
comme le culot d’une ampoule.
Leur poitrine était terrifiante.
J’ai tout lu d’une traite.
J’étais trop timide pour m’arrêter.
Et puis j’ai regardé la couverture :
les marges jaunes, la date.
Soudain, du dedans,
un oh ! de douleur
— la voix de Tante Consuelo —
ni très fort ni très long.
Cela ne m’a pas du tout étonnée :
je savais déjà que c’était
une idiote, une trouillarde.
J’aurais pu être gênée,
mais non. Ce qui m’a
vraiment sidérée
c’est que c’était moi :
ma voix, dans ma bouche.
Même pas le temps d’y penser,
j’étais mon idiote de tante,
je… nous… nous tombions, tombions,
les yeux rivés sur la couverture
du National Geographic,
février 1918.

Je me suis dit : encore trois jours
et tu auras sept ans.
Une phrase pour ne plus avoir
l’impression de tomber
de la terre ronde en rotation,
dans l’espace froid, bleu-noir.
Mais je le sentais : tu es un Je,
tu es une Elizabeth,
tu es des leurs.
Mais pourquoi fallait-il qu’il en soit ainsi ?
J’osais à peine bouger les yeux
pour voir ce que j’étais.
J’ai regardé du coin de l’œil
— impossible de lever la tête —
quelques genoux gris sombre
des pantalons et puis des jupes et des bottes
et différentes paires de mains
traîtres qui traînaient sous les lampes.
Je savais qu’il ne s’était jamais rien
produit de si étrange, que rien
de plus étrange ne pourrait se produire.

Pourquoi devrais-je être ma tante,
ou moi, ou qui que ce soit ?
Quelles ressemblances —
les bottes, les mains, la voix de la famille
que je sentais dans ma gorge, ou même
le National Geographic
et ces horribles seins qui pendaient —
faisaient de nous un tout,
nous unifiait ?
C’était vraiment —
je ne savais pas
comment le dire —
vraiment « incongru »...
Comment avais-je pu me retrouver ici,
comme les autres, pour entendre
un cri de douleur qui aurait pu
s’amplifier et empirer, mais qui s’était arrêté ?

La salle d’attente était bien éclairée
et trop chauffée. Elle sombrait
sous une grande vague noire,
une autre, et encore une.

Retour à l’intérieur.
C’était la guerre. Dehors,
à Worcester, au Massachusetts,
il y avait la nuit, la boue, le froid,
et c’était toujours le cinq
février 1918.

Traduction : Fanny Quément


Fabuleuse Anne Sylvestre

Où il n’est pas (ou si peu) question de ses fabulettes.

Si je ne devais retenir qu’une seule phrase de cet article entièrement consacré au répertoire adulte d’Anne Sylvestre, ce serait la suivante : « L’air de rien, d’une voix si tempérée qu’elle semble incarner la mesure même, Sylvestre énonce ce que toute une société se refuse à voir, et elle l’énonce si clairement qu’elle n’a pas même besoin de le dénoncer. »

Disponible dans le treizième numéro de la revue Audimat, sur Cairn, ainsi que sur Musique Journal.


Matt Colquhoun – « Mythologies adolescentes du True Black Metal »

Abysse à sonder

« Comme le punk avant lui (et le punk britannique a exercé une grande influence sur ces jeunes Norvégiens), le comportement grotesque et le côté hyper-adolescent de la scène du True Norwegian Black Metal allaient donc directement contre l’époque qui était la leur. Cependant, alors que le punk demeure inséparable de son contexte sociopolitique, il semble que dans l’imaginaire populaire, le True Norwegian Black Metal existe à part, dans le vide d’une hystérie adolescente. En fait, tout comme la noise et l’indus avant lui, le True Norwegian Black Metal a sondé les profondeurs de véritables abysses et voulu en faire son identité, cherchant une esthétique qui lui permettrait d’avoir l’air, dans son double univers sonore et visuel, plus maléfique que tout ce qui l’avait précédé. Bien que cette esthétique ait souvent flirté avec le nihilisme cosmique de l’informe chez Bataille, il faut admettre qu’à l’origine, il s’agissait de produire une image inversée du moralisme chrétien dans lequel ces jeunes hommes baignaient par ailleurs. »

L’intégralité de l’article est disponible dans le treizième numéro de la revue Audimat et sur Cairn.


Le Masque et la fume

Expérimentations radiophonées.

Le Masque et la fume fut, deux mois durant, la chronique plus ou moins littéraire de Radio Cocovidalocacaducul.

Une tentative pour parler de l’écriture et de ses modes de publication dans un contexte particulier : celui du confinement du printemps 2020.

Une chronique située, donc, mais détachée de l’actualité littéraire.

Une chronique née de mon isolement, mais pas d’une quelconque solitude, car elle se nourrissait bien d’une dynamique collective, celle de l’échange radiostolaire et de l’écoute radio-rhizomique.

À écouter, de préférence, dans l’ordre chronologique.

20/03/2020 – Croquis-démolition – Patricia Cottron-Daubigné

21/03/2020 – À nos amis – Comité invisible

22/03/2020 – À la ligne – Joseph Ponthus

23/03/2020 – Azolla – Karine Bernadou

24/03/2020 – « The Cataract of Lodore »- Robert Southey

27/03/2020 – « La Ralentie » – Henri Michaux

28/03/2020 – Tistou les pouces verts – Maurice Druon

29/03/2020 – Incognita Incognita – Mark Forsyth

01/04/2020 – Fin de partie (version inédite) – Samuel Beckett

03/04/2020 – Princesa – Fernanda Farias de Albuquerque et Maurizio Jannelli (via la revue Panthère Première)

04/04/2020 – Miss MacIntosh, My Darling – Marguerite Young

05/04/2020 – Art Sex Music – Cosey Fanni Tutti

07/04/2020 – Phasmes – Georges Didi-Huberman

08/04/2020 – Dictée magique – Sainte Rita et DJ****

11/04/2020 – Politique de la prozadie – Henri Meschonnic-Labac
(Réponse à La Rocade au calme)

13/04/2020 – « Les Visiteurs du soir » – Pierre Autin-Grenier

15/04/2020 – Souviens-toi des monstres – Jean-Luc D’Asciano

18/04/2020 – Gangsta’s Paradise lost – Doctor Kitty Kitten en français

19/04/2020 – Panthères et primevères (feat. Rouge Gorge)

20/04/2020 – Gens qui rient, gens qui pleurent
(avec Les Vikings de la Guadeloupe – « Ka nou pé fé »)

21/04/2020 – Entretien avec Dr Kitty Kitten en français
(feat. Scarlatti Goes Electro – « Duetto Buffo du due gatti »)

22/04/2020 – La Voix de son maître (feat. Camille Sauvage – « Requiem pour Satan »)

25/04/2020 – Voyage en terres druidiques

26/04/2020 – L’Accent, langue fantôme – Alain Fleischer + « Mon amour » – Anoux

27/04/2020 – Hommage à Georges Rouelle – Avec Alfred Panou et Michèle Lalonde

28/04/2020 – Jacques Mesrine – Testament

29/04/2020 – À la croisée des mondes – Philip Pullman

02/05/2020 – Trilogie Nagano – Premier volet

03/05/2020 – Trilogie Nagano – Deuxième volet

04/05/2020 – Trilogie Nagano – Troisième volet

05/05/2020 – Droit de réponse (avec DJ’il Deleuze et David Guettari)

06/05/2020 – Raffut radiophonique (feat. Throbbing Gristle – « Discipline »)

09/05/2020 – Lucas Nine + Bohumil Hrabal + Giovanna Marini

10/05/2020 – Pour un « après » de l’édition

11/05/2020 – Pisser dans les trèfles

Image extraite du film Throw away your Books and Rally in the Streets, de Shuji Terayama.