Jennifer L. Allan – Les Sirènes des Shetland

Phares et cornes de brume

« Je m’étais figuré le son de la corne de brume comme un chant de solitude, comme le cri d’un grand monstre mélancolique qui résonnerait sur les vastes étendues des mers, généralement dans le vide. Mais j’avais tort. Le souffle de cette machine est le son de l’ami, le son de la civilisation, de la sécurité, de la régularité et du rythme. »

L’intégralité de l’article est disponible dans la revue Habitante, numéro 1.

Ryan Diduck – L’Age de la compression

Tout est sous contrôle

« [O]n peut voir la compression comme une technique permettant d’arrondir les angles d’un son, réduisant ses écarts de fréquence ou d’amplitude jusqu’à ce qu’ils correspondent aux standards des médias d’enregistrement et de diffusion, et ce pour empêcher, in fine, la détérioration ou la destruction des machines. L’automation du risque sur l’ensemble du marché se reflète dans l’automation du side-chaining propre à la production musicale, l’algorithme compresseur anticipant constamment l’attaque sonore, prédisant apparemment l’imprévisible tout en masquant son caractère régulier et inévitable. »

Extrait de « L’Age de la compression », article de Ryan Diduck traduit par Fanny Quément, disponible dans la revue Audimat, n° 16, et d’ici quelques mois sur CAIRN.

Poèmes élisabéthains

Chagrins, morts, désespoirs et tourments.

Ces poèmes (anonymes) de la Renaissance anglaise ont été mis en musique par John Dowland. Mes traductions sont vouées à rester au stade de l’ébauche comme jeu ou simple proposition.

Que les ténèbres soient ma demeure
 
Que les ténèbres soient ma demeure, son plancher le malheur,
Son toit le désespoir m’éclipsant toute allègre lueur,
Ses murs du marbre noir qui pleurera même sous la pluie,
Ma musique un enfer dissonant pour bannir le sommeil chéri.
Ainsi, uni à mes peines et couché dans ma tombe,
Ô, que je meure toute ma vie et que vienne enfin la mort.

Texte original : "In Darkness let me dwell"
Coulez, larmes de cristal
 
1
Coulez, larmes de cristal, comme les averses du matin,
Et gagnez tendrement le sein de votre dame.
Et comme la rosée ravive les fleurs qui fanent,
Que vos perles de pitié fassent leur chemin
Et réveillent en elle le souvenir de mon mérite
Par trop endormi sitôt que je la quitte.
 
2
Hâtez-vous, soupirs inquiets, et que votre souffle ardent
Fonde les glaces de son cœur endurci,
Dont la froide rigueur, comme la Mort est oubli,
Reste insensible à mon mérite avenant,
Pourtant je lui voue les soupirs et les pleurs
D’un cœur pur et d’yeux patients. 

Texte original : "Go Crystal Tears"
Je vis ma dame en pleurs  
 
1
Je vis ma dame en pleurs,
Et le Chagrin fier d’être ainsi montré
En ces beaux yeux où tout demeure parfait,
Son visage n’était plus que malheur ;
Mais un malheur (croyez-moi) à gagner plus d’âmes
Que la Gaieté n’en peut séduire de ses charmes.

2
Là, le Chagrin devint beauté,
La Passion, sagesse, les larmes, un plaisir,
Le silence au-delà de toute parole, une rare sagacité,
Elle fit chanter ses soupirs,
Animant le monde d’une tristesse si douce,
Que mon cœur fut soudain tant amour que chagrin.

3
Ô, toi dont la beauté
N’a d’égale en ce monde, sèche vite tes pleurs,
Assez, assez, ton allégresse triomphe,
Les larmes font périr les cœurs.
Ô, n’essaie point de triompher par ta peine,
Qui ne veut que défaire ta beauté souveraine.

Texte original : "I saw my Lady Cry"
Si mes complaintes pouvaient traduire les passions

1
Si mes complaintes pouvaient traduire les passions
Ou montrer à l’Amour en quoi je souffre injustement :
Mes passions suffiraient à prouver
Que mes désespoirs me gouvernent par trop longtemps.
Ô mon amour, en toi je vis et meurs,
Ton chagrin dans mes profonds soupirs résonne encor :
Tes plaies s’ouvrent à nouveau dans mon corps,
Sous ta rudesse se brise mon cœur :
Mais tu espères quand mon espoir s’est envolé,
Et quand j’espère, tu me fais espérer vainement,
Tu dis que tu ne peux soigner mes plaies,
Mais en retour, tu me laisses chanter mon tourment.
 
2
L’Amour peut-il être riche, et moi dans le besoin ?
L’Amour est-il mon juge, et moi son forçat? 
Tu as la fortune, mais ne m'accordes presque rien,
Tu fis un dieu, mais ton pouvoir tu méprisas.
Que je vive relève de ton pouvoir,
Que je désire relève de ton mérite,
Si l’Amour rend la vie des hommes trop amère,
Que je n’aime point et que la vie me quitte,
Que mes espoirs meurent, et non ma foi,
Pour que vous, éventuels témoins de ma chute,
Puissiez entendre du désespoir la vraie voix :
Je fus plus fidèle à l’Amour que l’Amour ne le fut envers moi. 

Texte original : "If my Complaints could passions move"

Traductions : Fanny Quément


Trap

Rap, drogue, argent, survie

Le beat, quand il envoie, s’abat comme le tonnerre, de quoi faire mugir les essieux de n’importe quelle bagnole, les portières en tremblent, le siège vibre à t’en faire palpiter les boyaux. La charlest crisse et lance des étincelles, comme un système d’allumage. Le roulement de la caisse claire accélère par vagues et te fait ployer comme de fines chaînes mêlées aux lanières de fouets dont les coups et les claquements résonneraient dans l’obscurité d’une cale, au fond d’une coque.

Jesse McCarthy, « Notes sur la trap » (trad. F. Quément)

La trap est autant célébrée que stigmatisée et criminalisée. Elle évoque le rap obsessionnel d’artistes comme T.I., Young Jeezy, Gucci Mane, Young Thug ou Future, les planques d’Atlanta et la prison, les succès français de 13Block et Kaaris, aussi bien que les trilles de caisses claires dans les tubes de Miley Cyrus ou Ariana Grande. La trap est ainsi passée d’une tendance propre au rap à un répertoire de techniques et de structures affectives qui aimantent aujourd’hui des artistes de musique pop ou électronique. Ce livre s’attache à ces histoires d’enfermement et de fuite, grâce à des auteurs et autrices qui l’écoutent au quotidien, et qui vivent, écrivent ou militent sous son influence.

Pour cette anthologie des éditions Divergences et Audimat, qui devrait devenir aussi incontournable que le genre musical abordé, j’ai traduit les articles de Kemi Adeyemi, Jesse McCarthy et Nicholas Vila Byers.

Textes de: Kemi Adeyemi, Raphaël Da Cruz, Jernej Kaluza, Jesse McCarthy, Nicolas Pellion, Forrest Stuart, Nicholas Vila Byers

Édité par Guillaume Heuguet et Etienne Menu

Traduction :
Jean-François Caro (pour l’article de Forrest Stuart)
Hervé Loncan (pour l’article de Jernej Kaluža)
Fanny Quément (pour les articles de Kemi Adeyemi, Jesse McCarthy et Nicholas Vila Byers)

Fernández Pascual & Schwabe – New York, forêt capitale

Dans le détail des économies « vertes »

« Ce ne sont pas les doubles vitrages ni les certificats du LEED qui vont permettre à l’humanité de faire preuve de résilience face au changement climatique. Au contraire, ces mesures vont continuer d’instrumentaliser la « résilience » dans le but de créer de nouveaux marchés. De nouvelles formes de capital monétisent l’environnement en « épargnant » la nature. Depuis l’effondrement du marché de l’immobilier en 2007-2008, un nombre grandissant d’investisseurs internationaux et d’établissements de crédit ont troqué la spéculation immobilière contre le commerce du capital naturel. Ce que l’on observe à New York n’est qu’une facette d’un marché en plein essor qui, en étiquetant les arbres, dépossède les habitant.e.s de leur environnement. »

Ma traduction complète de cet article est disponible dans le numéro zéro de la revue Habitante.


Elvia Wilk – Oval

Il n’y aura pas de transition écologique

La dernière habitante d’un éco-quartier expérimental prend la mesure de l’échec :

« Elle fut choquée de trouver l’autre maison encore plus envahie que la sienne. Aucune fenêtre n’avait survécu à l’attaque du lierre qui s’emparait de la façade. Les murs semblaient se décomposer encore plus rapidement, à une vitesse surnaturelle. Anja s’approcha des lieux, jusqu’alors habités par un couple danois et leur chien clandestin, pour en franchir prudemment le seuil. La porte, presque sortie de ses gonds sous l’effet de la putréfaction, s’inclinait atrocement, tel un membre fracturé.

Les restes d’un intérieur meublé avec un goût visible pour le design se désagrégeaient sous ses yeux. Deux grands fauteuils Soriana faisaient la moue de chaque côté d’une table en verre posée sur une structure métallique complexe. Un lustre en forme de vasque était tombé du plafond, sans pour autant se briser, et sa longue chaîne dorée s’était enroulée sur le verre. Une grande bibliothèque faisait montre d’un savoir coûteux, désormais putride ; une vitrine en bois de teck, remplie de vinyles, menaçait de s’écrouler ; un tapis fait main foisonnait de champignons.

Pas de lumière. Mais le cellier était plein : conserves de légumes, sardines en boîte, huîtres fumées, pâté, farine, sucre. Une odeur âcre émanait du frigidaire, dont les jointures étaient couvertes de moisissures orange. Elle découvrit une réserve de bouteilles d’eau cachées sous l’évier. Cela la fit sourire. Ils n’avaient pas été les seuls à tricher, avec Louis. Elle ouvrit un bocal hermétique rempli de biscuits et en mangea trois, plaçant chacun d’entre eux tout entier dans sa bouche pour les imbiber de salive avant de les mâcher. »

Ma traduction du chapitre complet est disponible dans le numéro zéro de la revue Habitante.


Outrage à la Muse Mimétique

Bienviolence poétique

Eavan Boland, poète irlandaise prolifique, publie « Tirade for the Mimic Muse » en 1980.

Outrage à la Muse Mimétique

Je t’ai eue. Salope. Espèce de gros thon
T’étais planquée dans les effluves de tes bougies.
Leur crème jaune t’exhume face au miroir.
Toutes ces œillades et ces moues !
Comme tu t’y déniches un visage !
Tout le monde te prendrait pour une catin,
Pour une vieille pute HS le cœur sur la main.
Moi je sais que t’es la pire des garces :
Notre criminelle, notre tricoteuse, notre Muse —
Notre Muse de l’Art Mimétique.

Fard à paupières, recourbe-cils, blush,
Roses vifs, rouges en pots, en bâtons,
Des glaçons pour les pores, un masque d’argile…
Tous les nouveaux petits trucs.
Rien ne pourra camoufler
La mort d’un millénium au fond de tes yeux.
Tu voudrais éclaircir tes orbites endeuillées :
Tes airs d’amante ont affamé tant de victimes.
T’es foutue. Aucun pinceau, aucune retouche
Ne pourra maquiller ton crime.

Il t’en aura fallu des tambours et des danses, des tours
Des rituels et des flatteries de guerre,
Des chants et des flûtes et des rites vides de sens
Et des hommes belliqueux
Et des femmes patientes, au bord des larmes,
Pour t’éviter les ridules aux paupières,
Les poils aux tétons,
Les trahisons que fomentent les miroirs de nos chambres…
Comme tu as fui

L’étau de la cuisine et les tâches harassantes,
Les traces de doigts et le verre brisé,
Le cri des femmes battues,
Le crime des enfants brutalisés,
Le vacarme déchirant de la souffrance ordinaire
Qui demande asile entre les murs des pavillons,
Un monde que tu aurais pu abriter sous tes jupes —
Mais je sais bien, oh oui, je vois bien maintenant
Comme tu as bouclé ta ceinture et brossé ton ourlet
D’un revers de la main.

Et moi qui pour devenir adulte ai parcouru les dédales
De tes nombreux palais des glaces, toute en mimiques,
Et dire que je me suis salie pour toi !
Dans l’espoir que ta lampe de vamp,
Ton miroir, révèlent
À ce monde tout ce que j’avais besoin de connaître :
L’amour et l’amour encore et l’amour encore.
Parmi les effluves des couches, le linge sale
Et les piles de vaisselle
Ton miroir s’est fendu,

Ta chance a tourné. Regarde. Mes mots piétinent
Tes roses, tes pots et tes bouses à lèvres.
Finis les fards à paupière, les recourbe-cils et le blush.
Mets ton visage à nu,
Dévêts ton esprit,
Lave toi dans les larmes d’une femme.
Je t’arracherai à ton sommeil facile.
Te montrerai de vrais, de terribles reflets.
Tu es la Muse de tous nos miroirs.
Regarde ce qu’ils montrent et pleure.



Texte original : « Tirade for the Mimic Muse », Eavan Boland, In her own Image, 1980.

Traduction : Fanny Quément